Dialogue avec Sandro GOZI
Dialogue avec Sandro GOZI
Sandro Gozi est né le 25 mars 1968 à Sogliano al Rubicone, en Émilie-Romagne. Cet européen convaincu de longue date a été diplomate italien avant de rejoindre la Commission européenne en 1996 où il est resté 10 ans et a notamment été membre du cabinet du président Prodi. Il s’est engagé en politique en Italie au soutien du Parti démocrate à compter de 2006. Il a été député avant de devenir secrétaire d'État aux Affaires européennes italien dans le gouvernement Renzi et Gentiloni de 2014 à 2018, poste qu’il a quitté à l’issue de la formation du gouvernement fruit de l'alliance entre le Mouvements 5 étoiles (M5S) et la Ligue après les élections législatives de mars 2018. Acteur européen de premier plan, nous avons voulu l’interroger pour recueillir ses impressions sur l’actualité politique européenne, la discussion autour du budget européen et les futures élections au Parlement.
Pouvez-vous tout d’abord vous présenter en revenant sur votre engagement européen passé, depuis votre expérience Erasmus jusqu’à votre mandat de secrétaire aux Affaires européennes ?
Je pense pouvoir dire que je dois tout à l’Europe. Je suis un européen très convaincu sans doute parce que j’ai eu la chance de découvrir très tôt l’Europe, et celle-ci m’a offert beaucoup d’opportunités. J’en profite d’ailleurs pour dire que le fait que l’Europe puisse offrir des opportunités multiples à la jeunesse est une des pistes à explorer pour relancer l’Europe. J’ai quant à moi commencé à explorer le continent dès l’âge du lycée, et ai suivi des cours de langue et civilisation française à la Sorbonne à Paris, mais aussi des cours de langue au Royaume-Uni et en Irlande. J’ai compris dès cette époque que l’Europe serait mon « terrain de jeu », et que le fait de m’immerger dans d’autres environnements culturels et linguistiques était pour moi quelque chose d’important et de très instructif aussi. J’ai beaucoup appris. Ainsi, j’ai jusqu’à aujourd’hui vécu, étudié et travaillé plus de 16 ans hors de mon pays d’origine dans d’autres Etats membres de l’Union. Passée cette première étape de découverte des années de lycée, j’ai eu la chance de faire un programme d’échange Erasmus, et cela juste après la chute du mur de Berlin. J’étais à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en janvier 1990 alors que le mur était tombé le 9 novembre 1989. Le soir même de la chute du mur j’étais à Bologne en train d’étudier pour mon examen sur le droit du travail que je devais faire en décembre juste avant de partir pour Paris. Je suis allé à Berlin en voiture fêter la chute du mur. J’ai ainsi pu rapporter chez moi un petit morceau du mur que je conserve toujours, à l’époque c’était possible. Tout cela pour dire combien j’ai vécu très concrètement cette révolution européenne alors qu’un vent d’espoir soufflait sur l’Europe. J’ai ensuite fait mon année Erasmus pour reprendre mes études de droit à mon retour, et revenir à nouveau en France dans le cadre de ma maîtrise qui portait sur une étude de droit comparé sur les interventions économiques des collectivités locales en France et en Italie. C’était un thème intéressant à étudier en France après les lois Deferre sur la décentralisation et la loi Galland. Ce mémoire m’a permis de continuer à œuvrer dans une dimension européenne, puisque que je suis allé sur le terrain et ai interviewé pas moins de 60 maires français de différentes régions dans ce cadre. Chemin faisant, je continuai à bâtir mon parcours européen, que j’ai ensuite complété par un doctorat de droit public en Italie sur un thème qui doit être familier aux lecteurs de Graspe. J’ai eu la folie de dédier trois ans de ma vie à l’étude de la comitologie…
Démarche courageuse…
Certes, mais de fait nécessaire si on veut comprendre comment fonctionne concrètement la machine communautaire bruxelloise dans son quotidien. J’ai là aussi eu l’occasion de procéder par le biais d’entretiens nombreux avec des acteurs impliqués dans la comitologie.
Et à quelle conclusion majeure êtes-vous parvenu sur cette question ?
Le fait que ce soit un système qui ne se soit pas clairement développé sur la question de la séparation des pouvoirs a provoqué des problèmes de transparence et de contrôle démocratique, d’autant qu’il n’y a pas de distinction suffisamment claire entre loi et acte administratif.
Et cela a donc aussi contribué à la confusion dans laquelle se trouvent les citoyens à l’égard de l’UE ?
Oui en effet, car d’un côté on comprend pourquoi nous en sommes venus à de telles pratiques de « government by committees », qui est aussi une façon de garantir, gérer et même fusionner la pluralité des intérêts. Cela répond aux défis d’une administration multiculturelle comme la Commission et à ceux d’un fonctionnement inter-administratif entre les Etats membres. Mais d’un autre côté, avec l’augmentation des compétences de l’UE et le fait que sont gérés en commun des thèmes de plus en plus sensibles comme la santé, l’environnement (la comitologie est née avec la PAC), soit autant de domaines qui peuvent ouvrir à des avantages compétitifs concédés à telle ou telle entreprise ou telle ou telle administration nationale, il y a bien un besoin de davantage de transparence et de contrôle démocratique.
Mais revenons à votre parcours.
Après cette thèse j’ai fait un stage au parlement européen dans la commission des affaires institutionnelles. Grâce à mon doctorat j’ai pu être expert dans le cadre de la rédaction du modus vivendi de 1994 sur la comitologie, et j’ai ainsi pu assister à des réunions restreintes avec Delors, ou De Giovanni, donc au plus haut niveau, avec les présidents du Parlement européen, de la commission des affaires institutionnelles et de la Commission européenne. C’était la première étape du chemin qui menerait le parlement à accéder à la comitologie. J’ai bien évidemment beaucoup appris dans ce cadre sur le fonctionnement du système européen. Par la suite j’ai étudié à Sciences-Po à Paris, en section internationale, puis j’ai fait un Master de politique internationale à L’Université libre de Bruxelles (ULB), et j’avais aussi fait un parcours court en macroéconomie à la London School of Economics (LSE ) à Londres et un autre à la GuildHall University en droit international et économique. Cette passion pour l’Europe et les langues m’a aussi amené à avoir des expériences en Allemagne au Goethe Institute à Francfort, Berlin et Brême. Ce qui me permet d’ailleurs aujourd’hui d’écouter mes collègues allemands s’exprimer dans leur langue au Conseil, et de lire sans problème la presse. C’est très utile. J’ai ensuite commencé à travailler, et ai été assistant universitaire, puis ai travaillé brièvement dans un cabinet d’avocats en droit international privé, et enfin je suis entré dans la diplomatie après un stage à la Commission européenne au secrétariat général sur les relations avec le parlement européen. A ce propos, je fais remarquer que j’ai eu la chance de rencontrer Emile Noël qui était alors en retraite. Il était une référence pour tous les fonctionnaires de la Commission. Je me souviens encore d’un de ses discours sur le rôle de la fonction publique. Je pense que tout fonctionnaire européen devrait l’avoir lu. Il y définissait la fonction publique européenne d’une façon dans laquelle je me suis toujours retrouvé. Pour lui, l’administration européenne était une administration engagée. Engagée, car elle participait à un projet à développer, à savoir la construction de l’Europe et la mise en œuvre des objectifs des traités. Il y avait donc pour lui une exigence de la part des fonctionnaires à faire preuve d’un engagement pour l’Europe. J’ai le sentiment que cet engagement aujourd’hui s’est un peu perdu.
Ce type d’engagement au service d’un grand objectif de construction d’ensemble et de l’intérêt commun est-il plus important pour le fonctionnaire européen que le fonctionnaire national ?
Oui, je le pense. Les fonctionnaires nationaux ont un cadre déjà défini, qu’il leur faut certes améliorer. Pour les fonctionnaires européens, le cadre est en évolution, en construction, ce pourquoi ils se font aussi acteurs de cette construction. Cela ne les empêche pas bien sûr d’avoir des devoirs de réserve et d’impartialité, mais, et c’est ce que disait Emile Noël dans son discours, si dans les périodes de crise c’est la morosité qui domine dans la fonction publique européenne, quand la période est dominée par une idée, un projet de relance européenne, et qu’une femme ou un homme est à même de l’incarner, alors l’administration européenne rebondit elle aussi et s’engage davantage.
Et aujourd’hui nous disposons de cet environnement favorable à l’engagement ?
Je pense que nous ne l’avons plus, que nous avons perdu cet enthousiasme. Je crois aussi que l’accélération de la diversité culturelle suite aux différents élargissements a contribué à changer la façon dont on vit l’administration européenne et dont se comporte l’UE. Ce que je dis n’est bien évidemment pas un jugement de valeur, mais je prends acte de cette réalité nouvelle. Déjà le passage de 12 à 15 avait eu des conséquences notables pour la Commission européenne. Il y avait, me semble-t-il, davantage de cohérence et de cohésion auparavant, par-delà la diversité culturelle que nous parvenions à dépasser malgré tout. J’ai le sentiment que cet engagement européen s’est un peu émoussé avec le temps et l’élargissement.
Pensez-vous dès lors qu’il aurait été préférable d’approfondir avant d’élargir, pour conserver cette cohésion et cette cohérence que vous évoquez ?
J’étais dans le cabinet Prodi lors du grand élargissement et ai donc suivi la chose de près. C’est un peu l’histoire qui avait décidé pour nous, suite à la chute du mur bien sûr, et François Mitterrand avait déjà proposé une confédération des Etats. On aurait certes pu approfondir grâce au traité constitutionnel mais il a été rejeté après les non aux référendums français et néerlandais. Il y avait de plus une vraie surenchère entre les chefs d’Etat et de gouvernement autour de la question de l’élargissement que chacun appelait de ses vœux. Et de fait, on a toujours conçu le projet européen pour toute l’Europe. Comment dès lors dire à des peuples tout juste sortis des dictatures communistes qu’ils devaient se faire patients et attendre ?
Oui, il y avait une sorte d‘impératif historique.
Oui, mais on ne peut pas non plus nier que cela a changé beaucoup de choses à l’intérieur des institutions européennes, et plus largement dans l’Union. Mais j’ajouterais une chose. Mon expérience à la Commission européenne a été magnifique, et je tiens à dire que pour moi, elle reste l’institution la plus importante dans le système institutionnel européen. Toutefois, je pense aussi qu’il faut la repenser pour lui redonner du dynamisme. On devrait d’abord se pencher sur son organisation, réduire aussi le nombre de Commissaires, etc. Mais surtout, je pense que ces dernières années il y a quelque chose qui a été mal interprété à la Commission, et c’est la question de sa politisation. J’étais favorable quant à moi à une Commission politique, dans le sens où je pense que la Commission se doit de s’assumer en tant qu’institution politique donnant des réponses politiques à des choix démocratiques exprimés par les citoyens lors des élections, et doit donc assumer son rôle d’initiative. Je remarque pourtant, et le regrette, que certains manouvres de la Commission ont été plus politiciennes que politiques. Et confondre l’objectif politique de la Commission, avec les jeux politiciens menés avec quelques gouvernements ou groupes politiques, résulte selon moi d’une mauvaise interprétation du rôle politique de la Commission. Je pense qu’on peut et doit faire mieux à cet égard. Mais j’en reviens à la suite de mon parcours. Après mes premières expériences professionnelles, je suis donc rentré dans la diplomate italienne, ce qui m’a donné l’occasion de voir Sarajevo assiégée. J’étais alors dans l’équipe qui gérait l’embargo contre les Serbes pendant la guerre en Yougoslavie. Par la suite je suis allé aux Affaires économiques, qui étaient aussi à l’époque compétentes pour la gestion des Affaires européennes. J’ai intégré l’équipe de Roberto Nigido qui a préparé la présidence italienne du Conseil de 1996. J’avais entretemps fait un stage court à l’ENA et passé les concours à la Commission européenne, et je me suis ainsi retrouvé sur les listes de réserve et un poste m’a été proposé. Et comme j’ai toujours été plus intéressé par les questions européennes que par les questions internationales, je l’ai accepté.
Vous avez donc un choix assez courageux et résolu en décidant de vous diriger vers les institutions européennes plutôt que de poursuivre une carrière nationale.
Oui, c’est un choix plutôt à contre-courant, soyons clairs. A l’époque cela a même suscité un petit scandale, car pour la diplomatie italienne il était inconcevable qu’on puisse faire ce choix après avoir réussi le concours d’entrée dans la diplomatie, un concours qui très difficile en Italie et aussi très prestigieux. Comment pouvait-on préférer la bureaucratie européenne à la diplomatie nationale italienne ? Alors que pour moi au contraire, ce choix, comme d’ailleurs le fait de participer à Erasmus, a été décisif dans ma vie. Je suis ainsi resté dix ans à la Commission européenne. Je suis resté deux ans au secrétariat général, en m’occupant des relations avec le parlement européen, puis j’ai suivi la procédure législative pour l’adoption des actes de base de l’Union économique et monétaire (UEM), et ensuite je me suis occupé des Balkans avec François Lamoureux. Au passage, voilà un exemple de fonctionnaire européen engagé à la Emile Noël. Et c’est d’ailleurs selon moi autant sa compétence que son engagement qui lui a permis d’obtenir tant de résultats. Il a ensuite été remplacé par Catherine Day. Quant à moi, je suis passé du desk de la Bosnie-Herzégovine à l’équipe qui a élaboré le processus de stabilisation des Balkans, puis j’ai fini par être coordinateur pour la Commission européenne du pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est. Ensuite Romano Prodi est arrivé à Bruxelles. Je ne le connaissais pas. J’ai eu l’occasion de rentrer dans son cabinet, et j’y suis resté quatre ans et demi. A son départ, je suis resté comme conseiller politique de Barroso au Bureau of European Policy Advisers (BEPA). J’ai ensuite été en détachement dans la région des Pouilles en qualité de conseiller diplomatique auprès de Nichi Vendola, le président de la région, pour mettre en place le système de relations internationales et aider la région à participer plus efficacement à l’Union (Comité des régions, etc). Je note d’ailleurs avec satisfaction que depuis la région a su mieux utiliser les fonds européens. Puis Prodi a retenté une expérience politique, avec succès, et m’a demandé de rejoindre son équipe en Italie. Je me suis mis en CCP et ai été élu à la chambre des députés pour la première fois en 2006. J’étais alors également conseiller européen de Prodi et président du comité parlementaire pour Schengen, la politique d’immigration et Europol. J’ai été réélu comme député de l’opposition en 2008, et j’étais le coordinateur pour les questions européennes à la chambre pour le Partito democratico (PD). J’ai été réélu à nouveau en 2013, et suis devenu président de la délégation italienne au Conseil de l’Europe et vice-président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et Vice-président du groupe socialiste. Matteo Renzi m’a ensuite demandé de devenir son secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, ce que j’ai accepté, et je suis resté dans le gouvernement italien durant quatre ans et demi, d’abord avec Matteo Renzi puis Paolo Gentiloni.
Evoquons à présent la situation politique européenne, une situation qui préoccupe. De nombreux observateurs pensent même que la crise que traverse l’Union est une des plus graves que l’Europe ait connue sur le chemin de sa construction, et qu’elle menace ses fondements mêmes. Partagez-vous ce sentiment, et quel est selon vous l’aspect, ou les aspects les plus préoccupants de cette crise ?
Je pense que l’Europe ne s’est jamais retrouvée dans une situation aussi périlleuse. L’Europe connait une crise de valeurs, une crise de solidarité et de méfiance réciproque entre les peuples et les gouvernements, et nous vivons un moment de forte déception de la part de ceux qui étaient les plus pro-européens. Pour la première fois, je pense que certains des plus grands succès et réalisations du projet européen sont objectivement à risque. L’Europe de Schengen est par exemple menacée dans ses fondements. Schengen est pourtant synonyme de liberté, et cette liberté est un des plus beaux cadeaux que les pères fondateurs nous aient offert après la seconde guerre mondiale. Doit-on penser que la menace qui pèse sur l’Europe est le résultat d’une vaste conspiration ou d’un grand projet ? Je ne le pense pas. Il est toutefois vrai de dire qu’il y a aujourd’hui un certain nombre de leaders européens nationalistes et anti-européens qui ont compris que l’Europe était une cible facile et payante en termes politiques. Je ne dis donc pas que les Salvini, Orbán, Kaczyński, Strache et Seehofer se sont mis d’accord. Mais ce sont des politiques très habiles. Ils sont comme des prédateurs qui sentent la blessure de leur proie, et ont identifié la question des migrations comme étant la source de faiblesse de l’Europe. D’où leur acharnement. Ils ont pourtant tous des intérêts nationaux qui les opposent. Leur volonté d’œuvrer ensemble s’explique seulement par le fait qu’ils peuvent ainsi espérer détruire une partie de l’UE.
Donc pour vous leur objectif est très clair, il s’agit d’en finir avec l’UE. Pourtant, si on lit par exemple le discours que Viktor Orbán a prononcé à l’occasion du premier anniversaire de la mort d’Helmut Kohl, il apparait qu’Orbán prétend être européen et conserver l’Union pourvu que celle-ci évolue de façon radicale en se faisant davantage identitaire dans le cadre du projet nationaliste qui est le sien et qui se fait ainsi «euro-nationaliste ».
Mais Marine Le Pen aussi se prétend européenne… Cette Europe qu’ils appellent de leurs vœux est celle des nationalistes en effet, celle des frontières fermées, celle de la méfiance réciproque, celle où on ignore le sens du mot solidarité, celle du plus petit dénominateur commun, si toutefois il y en a un.
Une Europe en trompe-l’œil en somme.
Oui, une Europe qui n’existe pas sur la scène internationale et ne veut d’ailleurs pas exister. Les pires nationalistes ont compris que même l’électorat le plus favorable à la fermeture a malgré tout encore peur de tout détruire de la construction européenne, et d’en finir une fois pour toutes avec l’Europe. Il est donc préférable de prétendre vouloir y rester, quitte à en changer totalement la nature. Les nationalistes ont ainsi pu jouir d’un contexte favorable de crise qu’ils n’ont pas même provoqué d’ailleurs, qui était formidablement propice à leurs attaques.
Mais précisément, comment expliquez-vous que nous en soyons arrivés là ? La crise politique actuelle se solde donc par la montée de ces « populismes ». Prend-elle sa source dans la situation sociale et économique difficile à laquelle les citoyens doivent faire face, ou plutôt dans l’affaiblissement de nos démocraties représentatives qui ne semblent plus satisfaire certains de nos concitoyens, ou encore dans le rejet d’un modèle culturel ouvert ? Ou tout à la fois ?
La première raison, et sans doute la principale, est la crise financière qui est devenue par la suite une crise économique, puis sociale, puis politique. L’Europe n’était pas prête, elle était incomplète, et a été prise au dépourvu face à cette crise qu’elle n’avait pourtant pas produite mais pour laquelle elle n’avait pas les instruments nécessaires. La réponse européenne a tout misé sur la dette publique et l’austérité. L’impact social qui en a résulté a été dévastateur, et ce dans de nombreux pays. Or ces politiques austéritaires non seulement n’ont pas permis de régler les problèmes, mais en plus elles ont été souvent perçues comme des méthodes punitives pilotées par Bruxelles, et cela a contribué à la montée des populismes europhobes. Les effets sociaux de ces mesures ont clairement été sous-estimés, y compris par des pro-européens comme Schäuble, et cela a réactivé les pires préjugés nationaux anti-européens. Cela a joué dans beaucoup de pays, mais en tout cas en Italie cela a eu un effet vraiment dévastateur, en particulier auprès de la jeunesse.
Le gouvernement italien auquel vous avez participé a d’ailleurs dénoncé cette approche austéritaire.
Oui, on l’a dénoncée, et on a œuvré pour un changement d’approche à l’échelle de l’Europe. Il s’est fait sentir peu à peu, dès 2014, en particulier avec la présidence italienne du Conseil de l’UE, et nombre des thèmes que nous avions privilégiés se sont imposés peu à peu et ont d’ailleurs été repris par Macron dans son discours de la Sorbonne.
Au-delà de cette approche austéritaire, les préjugés nationaux se sont à nouveau fait entendre et sont à l’origine de la défiance réciproque. Ce que nous étions parvenus à faire pendant les premières 50 années de la construction européenne a été rendu possible car il y avait une confiance réciproque. Cette confiance est perdue désormais. Par exemple la couverture médiatique du Spiegel au plus fort de la crise grecque, ou celle de la presse grecque en réponse, avec cette caricature d’une Angela Merkel déguisée en nazi, illustre cette défiance. Le fait aussi qu’en Allemagne aucun travail pédagogique, pourtant nécessaire, n’ait été entrepris après Kohl pour rappeler combien l’Europe est un bénéfice pour l’Allemagne a joué.
Un tel travail n’était nécessaire que pour l’Allemagne ?
Le besoin était certes général, mais l’Allemagne est le pays qui attire toute l’attention en Europe, et dès lors sa responsabilité est plus grande. Ainsi, quand on a demandé à l’Allemagne d’intervenir au soutien de la Grèce, une partie de l’opinion allemande s’est demandée pourquoi il fallait le faire. Si toutefois un travail un plus pédagogique avait été entrepris pour rappeler que l’Allemagne était la principale bénéficiaire de l’UE, nous n’en serions pas arrivé là. A ce propos, une majorité de contribuables allemands sont toujours convaincus qu’ils ont dû payer pour sortir l’Italie de la crise. Or c’est faux. L’Italie n’a jamais demandé ni obtenu un euro d’assistance financière.
Il y a donc eu un problème d’information ?
C’est pire que cela. C’est un problème d’information qui devient un problème politique. Les journaux ne sont que des caisses de résonnance des pires préjugés nationaux. Or à cette crise, il faut ajouter la crise migratoire, qui a largement contribué aussi à la résurgence des égoïsmes nationaux. Sur cette question, la dimension européenne du problème a été niée dès le début. On a fini par la comprendre quand, par la route balkanique, est arrivé un million de réfugiés syriens en direction de l’Allemagne. Nonobstant les efforts de la Commission européenne et du parlement européen, et les dénonciations de l’Italie et de la Grèce, on a vu les égoïsmes nationaux prendre le dessus. Dès lors, les citoyens Italiens, comme d’autres pays, se sont dit que si l’Europe n’était pas à même de répondre de façon efficace à un problème global comme celui de l’immigration, à quoi bon était-il besoin de continuer à y croire et la soutenir ? L’absence de capacité européenne à répondre à la crise migratoire a vraiment été le facteur décisif pour la montée des populismes anti-européens.
Donc le règlement de Dublin a démontré dès le début son inefficacité selon vous ?
Absolument. Il faut le dépasser.
La mondialisation et ses effets a-t-elle aussi joué un rôle déstabilisateur ?
Oui. Alors que l’Europe pouvait être justement perçue comme le meilleur instrument pour nous défendre des aspects négatifs de la mondialisation et pour promouvoir au mieux nos valeurs et nos intérêts, l’Europe a été perçue, et hélas a parfois agi, comme le complice d’une mondialisation libérale.
En exposant trop l’Europe à la concurrence internationale ?
Absolument. Alors que nous devons aujourd’hui utiliser l’Europe pour nous protéger de la concurrence déloyale, et du manque de respect des engagements sociaux ou environnementaux de la part de la Chine ou d’autres partenaires. C’était cette Europe qui protège à laquelle on se référait dans la déclaration de Rome du 25 mars 2017, où il est dit que finalement, pour relancer l’Europe, ce dont nous avons besoin soixante ans après la signature du Traité de Rome, c’est d’une Europe qui multiplie les protections, les sécurités et les opportunités. L’Europe semble avoir oublié son rôle, celui qui lui était pourtant assigné dès ses origines. Au contraire désormais, il semble qu’on ne perçoive plus l’Europe comme un instrument ouvrant à des opportunités, mais comme une seule source de contraintes.
Quand vous dites « l’Europe », vous pensez au Conseil en particulier ?
En effet. Je suis revenu au Conseil en 2014 après l’avoir quitté en 2004. Le fait est que le mode de fonctionnement du Conseil aujourd’hui, surtout d’ailleurs le Conseil européen plus encore que celui de l’UE, connait une dérive « sherpacratique ». C’est une des raisons principales du mauvais fonctionnement de l’UE.
Vous voudriez donc que le politique reprenne la main ?
Exactement. La politique s’est effacée au profit de l’économie et de la finance, et des choix technocratiques.
Mais il est compliqué de dénoncer cela alors que c’est précisément ce que dénoncent aussi les « populistes »…
Sans doute, mais au-delà du constat qui peut être commun, ce qui compte est la réponse. Il ne s’agit pas de démanteler l’Europe, mais de pousser le politique à reprendre son rôle, et donc de construire une véritable démocratie européenne, de véritables mouvements politiques transnationaux, et donner une dimension citoyenne, politique et sociale à l’Europe, ce qui lui fait dramatiquement défaut aujourd’hui. La réponse n’est certainement pas de revenir en arrière. Ceux qui prétendent se tourner avec nostalgie vers un passé mythifié, quand leur pays était prétendument dans une meilleure situation puisqu’il était hors de l’Europe, se leurrent totalement. Manifestement ils ont la mémoire courte. Mais de plus, si toutefois on parvenait à éliminer l’UE, nous ne retournerions pas pour autant en 1956, et heureusement d’ailleurs.
Parlons à présent des moyens. Car pour atteindre les objectifs que vous assignez à l’Europe, il faut nécessairement la doter de moyens à la hauteur des ambitions. La Commission a proposé un Cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 de 1 135 milliards d’euros en engagements, qui s’articule autour de sept postes principaux de dépenses. Il y a des postes en hausse, comme Erasmus +, les investissements dans la recherche et l’innovation, Les dépenses relatives à la gestion des frontières extérieures, des migrations et de l’asile, ou encore les investissements dans la transformation des réseaux numériques. A l’inverse, la PAC et la politique de cohésion voient leurs crédits amputés respectivement de 5 et 7%. Que pensez-vous de ce budget, des priorités qui y sont définies et des nouveautés qu’il contient ?
J’ai suivi cette négociation de très près. J’étais le négociateur pour l’Italie et le coordonnateur pour les positions italiennes pour le CFP durant ces dernières deux années. C’est un dossier que je connais plutôt bien. Je pense d’abord que la bonne approche consiste à se demander quels sont les biens publics européens que seule l’Europe peut assurer, et à avoir un budget qui soit tourné vers l’avenir à la différence du passé, et enfin qu’il faut se donner les moyens financiers de ses ambitions et de ses priorités politiques. Je retrouve cette approche en bonne partie dans la proposition de la Commission. Il est dès lors absolument indispensable d’allouer de nouvelles ressources à des actions et des priorités pour lesquelles seulement l’Europe peut faire la différence : la gestion des frontières extérieures, la nouvelle relation entre l’Europe et l’Afrique, l’immigration et l’intégration, les grands projets de recherche et d’innovation technologique comme ceux autour de l’Intelligence artificielle, et aussi les projets qui sont des « multiplicateurs d’opportunités ». Quand j’étais au gouvernement italien, j’ai ainsi proposé de multiplier par dix les ressources Erasmus. Je pense qu’il faut arriver à un Erasmus de l’inclusion sociale. Il ne doit pas y avoir d’obstacles de nature sociale à la participation au programme, et il faut surtout éliminer les obstacles économiques. D’où ma proposition de multiplier par dix les fonds à disposition. Or la Commission dans sa proposition a prévu d’augmenter les fonds. Ensuite, il nous faut en effet des ressources propres, et sortir de la logique délétère du juste retour. Les bénéfices de l’Europe vont au-delà de l’argent qui revient en Italie. L’Italie est un contributeur net, et paye plus par rapport à ce qu’elle reçoit. Mais les avantages que reçoit l’Italie du fait de sa participation à l’Union vont très au-delà des seuls flux financiers. Il faut donc de nouvelles ressources pour sortir de cette logique qui veut qu’on s’attende à « récupérer » une somme qui soit à la hauteur de ses contributions.
Avez-vous des pistes à ce propos ? Nous avions organisé récemment avec Graspe une conférence en compagnie d’Alain Lamassoure (voir le compte rendu de la conférence, « Une nouvelle donne pour l’Europe ? » dans le numéro 33 de Graspe) qui s’était montré assez radical en la matière en appelant à un triplement du budget européen. Il avait par ailleurs rappelé que sur la question des ressources propres il ne s’agit pas de les inventer, mais d’abord de les récupérer, car elles étaient bien prévues dans les traités qui ont été dévoyés alors que les bureaucraties nationales ont petit à petit remplacé les ressources propres par les contributions. C’est ainsi que s’est développée insidieusement cette logique du juste retour. Si on en revient à une proportion plus grande de ressources propres, que pourraient-elles être ?
Je suis d’accord avec cette proposition de Lamassoure. Il faudrait idéalement au moins multiplier le budget par trois. Hélas, tant le Brexit, que les égoïsmes nationaux, ou l’approche purement comptable d’une question pourtant éminemment politique et citoyenne comme le budget, vont constituer des obstacles. Je pense que l’Italie a, en 2013, fait une grave erreur en ne mettant pas son véto au CFP qui était proposé. C’était la première fois qu’on réduisait le budget. Ce fut vraiment une erreur grave du gouvernement Monti à l’époque. J’espère que cette fois-ci ce sera différent. En écoutant Salvini et Di Maio j’ai des doutes, et je ne sais pas s’ils vont comprendre que l’Italie doit demander une augmentation du budget et de la proposition finale de 1,11% du RNB européen (revenu national brut). Il faut augmenter cela, et sans doute introduire de nouvelles ressources propres. Les propositions faites par la Commission vont d’après moi dans la bonne direction. L’idée d’utiliser un système d'échange de quotas d'émission est une excellente idée pour laquelle je plaide depuis 2014. Je suis très heureux de la retrouver dans la proposition de la Commission. Je suis tout aussi favorable à l’idée d’une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés. A cela j’ajouterais deux choses : d’abord l’idée d’introduire une web tax, c’est à dire un système de taxation des géants du numériques dans le but de garantir l’équité fiscale et une concurrence loyale. Ensuite, l’idée d’utiliser la politique commerciale à des fins de durabilité sociale et environnementale. Je conseillerais donc d’appliquer des taxes sur les produits des pays ne respectant pas leurs engagements en matière sociale et environnementale. Ceci dans l’optique d’une Europe qui protège, et d’une Europe qui veut défendre son système de valeur et son modèle social dans le monde. Il faudrait donc trouver des ressources propres qui certes rappellent notre volonté d’avoir une certaine liberté des échanges, mais aussi que celle-ci doit être conditionnée au respect des standards sociaux et environnementaux. Il est ridicule de dire que parce que nous serons moins d’Etats membres avec le départ du Royaume-Uni, il nous faut moins de ressources. Nous n’avons pas cessé de demander à l’Europe de faire plus. Nous avons identifié énormément de nouvelles priorités, elles exigent donc de nouvelles ressources. La négociation sera difficile, et si déjà nous obtenions ce que la Commission a proposé ce serait déjà un pas en avant. Mais j’espère sincèrement que des Etats vont vouloir livrer une bataille sur la base de propositions encore plus ambitieuses que celle de la Commission.
Quels Etats ?
Je voudrais que l’Italie soit de cette partie, hélas, je crains qu’elle ne le soit pas. J’aimerais que la France de Macron également soit de cette bataille, l’Espagne de Sanchez, la Grèce de Tsipras, le Portugal de Costa, et que l’Allemagne fasse preuve de leadership politique. La seule façon pour elle d’y parvenir est de travailler beaucoup plus et beaucoup mieux sur un budget de l’avenir et sur celui de la zone euro. Je pense que la façon de relancer l’Europe en ce moment avec cette « Italie de Visegrád» qui se retrouve hors-jeu, c’est de parvenir à un grand accord entre la France et l’Allemagne. D’un côté l’Allemagne devrait faire preuve de davantage de clairvoyance et de générosité face à la question du budget et de la gestion de la zone euro, et de l’autre la France devrait mettre à disposition de l’Union, dans le cadre d’une stratégie européenne, sa force de frappe et son poste de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Le fait qu’à compter de janvier 2019 l’Allemagne sera membre provisoire du Conseil de sécurité ouvre une fenêtre de tir, l’occasion sera parfaite. C’est une forme d’échange qui demande certes un effort important tant à la chancelière qu’au président de la République, mais c’est le seul type d’échange qui pourrait redonner du sens au couple franco-allemand dont l’existence est sinon révolue.
Ce couple n’est plus le moteur de l’Europe selon vous ?
Sans ce type de nouvel accord, le couple n’a plus cette fonction. Il pourrait donc retrouver de son importance seulement si un nouveau pacte de cette envergure est conclu. Je pense que Macron fait preuve du leadership politique suffisant. Par contre Berlin est en difficulté. Si toutefois les deux pays ne parvenaient pas à ce type d’accord, ils devraient selon moi oublier l’espoir de pourvoir faire bouger les choses sur la base de déclarations conjointes. Et alors il leur faudrait parvenir à créer un groupe plus étendu de pays capables d’insuffler la dynamique à l’Union, par-delà leur couple. Par contre s’ils parvenaient à un accord de ce type, ils retrouveraient leur légitimité, et montreraient à tous non seulement la voie à suivre, mais aussi ce qu’ils sont disposés à donner concrètement au soutien de l’effort collectif.
Toujours sur budget, que pensez-vous de la proposition nouvelle de la Commission dans le cadre du CFP de conditionner l'octroi des fonds européens, quels qu'ils soient, au respect de l'Etat de droit par les Etats membres ?
Le premier à avoir avancé une telle proposition a été le gouvernent Renzi, et c’était moi qui étais à cette initiative en 2016. Inutile donc de dire que j’y suis favorable… C’est fondamental de mon point de vue, et à dire vrai la proposition de la Commission ne va pas même assez loin. Ceux qui violent l’Etat de droit ne doivent pas pouvoir recevoir les fonds européens. Mais ceci doit aussi s’appliquer à ceux qui violent les obligations de solidarité y compris dans l’accueil des réfugiés. La Commission lie le respect de l’Etat de droit à la partialité du système judiciaire, et à l’efficacité de la lutte contre les fraudes, c’est un pas en avant, mais il faut faire beaucoup plus.
Et qui assumerait le contrôle de ces engagements de respect des droits ?
On peut en discuter. Ce pourrait être le Conseil, ou le Conseil avec le parlement, ou les trois institutions. Cette question du contrôle doit être abordée après et ne doit pas nous empêcher d’avancer sur la question de la conditionnalité. Avec l’Italie, et c’était là encore à mon initiative, nous sommes parvenus à introduire au Conseil un nouveau dialogue sur l’Etat de droit, embryonnaire là aussi, mais c’est un premier pas. Nous nous sommes aussi rangés aux côtés de la Commission européenne dans la procédure contre la Pologne, et nous avons également poussé la commission à ouvrir une procédure d’infraction contre la Hongrie. L’Italie était en première ligne sur ces questions. Là non plus, je ne sais pas si le gouvernement italien va poursuivre sur cette ligne. Nous verrons.
Emmanuel Macron et Angela Merkel ont déclaré à Meseberg le 19 Juin dernier vouloir franchir le cap d'un budget dédié à la zone euro, un instrument de solidarité et de stabilité pour lequel Macron plaide de longue date pour les dix-neuf Etats de la zone euro. Ce budget pourrait être mis en place en 2021, avec pour mission d'accompagner les pays lorsqu'ils font face à des difficultés. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense que du bien du budget de la zone euro. Ce budget, tout comme l’assurance européenne contre le chômage, sont des propositions que nous avons faites depuis 2014. C’est important du point de vue politique et symbolique. Toutefois, j’aimerais seulement que cela ne reste pas à l’état de symbole. La question donc est de savoir si on aura un budget à deux ou trois chiffres. Dizaine ou centaines de milliards d’euros ? Pour moi il doit s’agir de centaines. Si toutefois il se limitait à deux chiffres ce serait déjà un symbole politique fort, certes, mais face au diagnostic de l’urgence tel qu’il a été justement posé par Macron, et que je partage, je pense qu’il faudrait impérativement que ce budget soit à trois chiffres. La question est bien celle de la quantité. Nous avons besoin d’une nouvelle politique d’investissement européen. Cela signifie des investissements européens communs, et le fait de revoir les règles sur les investissements nationaux et les investissements productifs. Les investissements qui vont vers des objectifs communs ne devraient pas être considérés comme dépenses courantes et partie de la dette publique. Nous avons besoin d’une nouvelle règle d’or (voir à ce propos l’entretien de Francesco Saraceno, « Relancer l’investissement européen », dans le numéro 33 de Graspe).
Les élections parlementaires européennes de 2019 seront le prochain grand rendez-vous électoral européen. Nombreuses sont les idées pour parvenir à susciter un débat à l’échelle de l’Europe qui permette d’affronter les problèmes de fond et d’intéresser les citoyens. Certains se proposaient de rénover la représentation en instaurant par exemple des listes transnationales pour sortir les élections des logiques strictement nationales, comme c’est hélas trop souvent le cas. Nous savons que le Parlement a décidé de repousser cette innovation. Ces innovations, pour importantes qu’elles soient sont-elles l’essentiel ? Ne convient-il pas plutôt de réfléchir à un programme politique permettant de réaliser les alliances à même de faire face aux forces nationalistes hostiles à la construction européenne ?
Je suis d’accord avec cela, même si je voudrais aussi évoquer les listes transnationales. Le 26 mai 2019 en Europe on risque de connaître un tremblement de terre similaire à celui que l’Italie a connu le 4 mars de cette année. Nous nous exposons au risque de perdre la bataille au parlement européen face à un parti populaire européen (PPE) de moins en moins populaire et de plus en plus populiste. Ce parti parvient à inclure d’un côté un ami pro-européen convaincu comme Michel Barnier, et de l’autre Viktor Orbán. Or je me pose la question, et je la pose à mon ami Michel, de savoir ce qu’il estime avoir en commun avec Orbán…
Malgré cette dérive droitière, le PPE pourrait bien pourtant rester le premier groupe. Or, à cette réalité s’ajoute la montée des nationalistes anti-européens ou euro-opportunistes comme le M5S en Italie. Et du point de vue du nombre de députés, pas de groupe politique, ils pourraient représenter la deuxième force politique du Parlement. Ensuite, en ordre dispersé, on trouve les pro-européens, les socialistes et démocrates, les libéraux- démocrates, les verts, etc. Et enfin, nous verrons également l’entrée dans le jeu européen parlementaire de nouvelles forces comme Ciudadanos ou surtout La République En Marche.
Ce que je prétends quant à moi, c’est qu’il faut développer une vaste plateforme politique autour des grandes priorités pour l’Europe et la proposer à toutes les forces politiques pro-européennes. Il faut créer une alliance pour le progrès pour l’Europe autour de ces priorités, qui soit une alternative au PPE et aux populistes européens, et créer ainsi une nouvelle majorité pour le progrès en Europe. Pour cela il faut aller au-delà des clivages et des familles politiques traditionnelles.
Ce n’est donc pas nécessairement d’un groupe dont il s’agit.
Non, ce n’est pas nécessairement un groupe. Cela pourrait amener toutefois à des changements à l’intérieur des groupes. Le rêve européen ne nous fait plus rêver. C’est cela le problème. Même nous les pro-européens, nous avons un problème avec l’Europe. Il faut un projet qui nous fasse à nouveau rêver, mais qui donne aussi des réponses concrètes au travers de l’Europe. Ce doit donc être incontestablement une Europe plus démocratique, avec l’émergence de mouvements politiques transnationaux. Une Europe qui protège, une Europe des investissements, des standards sociaux à la hausse, une Europe tournée vers l’avenir, le numérique, la jeunesse, une Europe des grands programmes de recherche industrielle, une Europe qui donne des réponses concrètes à la gestion de l’immigration, une Europe de l’Etat de droit…
Vous parlez vous aussi de « souveraineté européenne » ?
Oui, je pense que la vraie réponse aux souverainetés nationales c’est de construire une nouvelle souveraineté européenne.
Le principe de « l’Union sans cesse plus étroite » reste aussi un principe valable à vos yeux ?
Je n’ai jamais été contre ce principe. Vraisemblablement, on pourra le faire se concrétiser grâce à un groupe de pays ou de peuples qui décideront d’aller ensemble vers cet objectif. Il nous faut un parlement européen qui soit protagoniste, c’est pourquoi je pense qu’il nous faut construire cette alliance. Je suis convaincu qu’en tant que démocrates nous devons faire cette alliance en regardant les nouvelles forces qui sont en train d’émerger, mais pas seulement. Nous devons rassembler des gens et des mouvements différents autours des grandes priorités politiques fondamentales. Il est temps de revenir aux fondamentaux. Je suis personnellement engagé dans ce projet. J’ai organisé à Rome une visite de Christophe Castaner, le président de La République en Marche, je suis en contact avec Ciudadanos et ai inauguré leur summer School à Madrid, j’ai rencontré Antonio Costa à Lisbonne, je partage sur l’Europe les vues de Guy Verhofstadt comme celles de Didier Reynders, etc. Je pense qu’il faut que nous trouvions le moyen de nous unir, nous les pro-européens, en revenant aux fondamentaux et en nous unissant autour d’une plateforme commune au-delà de nos différences. Il s’agit de parvenir à réenchanter les citoyens européens autours de priorités politiques claires et communes. Les citoyens veulent compter davantage en Europe et souhaitent plus de démocratie, plus de sécurité, un plus grand contrôle sur l’immigration, plus de croissance et une meilleure protection face à la concurrence déloyale notamment de la Chine. C’est ce sur quoi il faut se concentrer, et en finir avec l’austérité. Peut-être faut-il aussi lâcher du lest sur certaines choses au niveau européen, car l’approche réglementaire est parfois excessive. Il faut donc réfléchir aux domaines où laisser les Etats membres, les collectivités régionales, les villes, avoir plus d’autonomie et de liberté, et revenir aux fondamentaux pour l’Europe dans une perspective transnationale. Voilà pourquoi l’idée d’avoir des listes transnationales est une bonne idée. Le gouvernement italien, et la proposition venait de moi, avait à Bratislava en juillet 2016 proposé de créer des listes transnationales sur la base des 73 sièges laissés vacants par les britanniques dans le cadre du Brexit. Macron a repris cette initiative pendant sa campagne électorale et l’a relancée avec force dans son discours de la Sorbonne. Ainsi l’Italie et la France ont été les pays les plus engagés dans la bataille au Parlement européen. Ce dernier hélas, pour des raisons de politique politicienne, surtout au sein du PPE, a décidé de repousser la proposition que le PPE lui-même avait pourtant soutenue dans le passé. Je pense que c’est une grave faute politique. Le projet n’est pas mort pour autant, et devra être développé en 2024. Mais en 2019 déjà, je pense que les forces qui partagent la plateforme politique pour l’Europe citoyenne dont je parlais précédemment, doivent malgré tout proposer des listes transnationales en échangeant des candidatures, avec des candidats italiens en France, des Français en Italie, etc. Qu’importe que le PPE, le M5S, la Lega et les partis de Marine Le Pen et de Viktor Orbán n’aient pas voulu voter pour les listes transnationales, et faisons-les malgré tout en rendant transnationales nos listes nationales. C’est un symbole qui montre que nous sommes des femmes et des hommes engagés pour une Europe démocratique, et que nous ne voulons pas siéger au Parlement européen pour représenter des visions nationales mais pour défendre un projet alternatif pour l’Europe toute entière.
Intervista alla Rivista Europea GRASPE, ottobre 2018
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